Avec « La panthère des neiges », admirer la vie sauvage… sans la déranger

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Marie Amiguet, réalisatrice, et Vincent Munier, naturaliste photographe, sont les auteurs du film La panthère des neiges. Depuis de nombreuses années, ce photographe nous permet de vivre – par procuration – des rencontres intenses avec la vie sauvage.

Nous avons en effet peu de chances de nous retrouver nez à nez avec une panthère des neiges ou un loup… sauf sur un écran.

Il faut même que cela n’arrive jamais. Il nous faut renoncer à toute tentative de tourisme de masse dans ce sens, où que ce soit dans le monde. Le risque est l’aggravation de la situation de la biodiversité, déjà bien mal en point.

Lors du passage de Vincent Munier dans l’émission « La Terre au Carré » sur France Inter, Camille Crosnier a souligné cette dérive. Un paradoxe apparaît avec l’Anthropocène et ses milliards d’urbains : celui qui consiste à développer une conscience aiguë de l’existence du vivant non humain, tout en s’empêchant de l’approcher physiquement. Vincent Munier apparaît ici comme un ambassadeur dans cette nouvelle relation aux vivants. Et il utilise les technologies audio-vidéo et numériques les plus avancées produites par notre société. Il est ainsi membre du programme Ambassadeurs Nikon, qui soutient :

« des artistes de la photographie talentueux et influents qui utilisent les technologies les plus récentes du secteur et leur connaissance des tendances sociales pour cristalliser notre époque. »

Faut-il le vivre pour le croire ?

Le film Animal de Cyril Dion, sorti en même temps que La panthère des neiges, met en scène deux jeunes militants écologistes Bella Lack et Vipulan Puvaneswaran. Ils l’étaient avant de participer au film. Très informés et fortement engagés, ils connaissent les menaces qui pèsent sur le vivant et sur l’humanité à cause de l’activité humaine. Au cours des voyages autour du monde induits par le film, ils n’ont probablement rien appris de déterminant. Le militant écologiste indien Afroz Shah leur dit assez brutalement qu’ils connaissent déjà tout de la catastrophe causée par l’invasion de la planète par le plastique dispersé, tandis qu’ils ont les pieds dans les déchets de plastique qui recouvrent une plage de sable à Mumbai.

Aller au Costa Rica ?

Pourtant, le film nous montre que ces visites et ces rencontres les ont littéralement bouleversés. Au-delà de la mise en scène, on peut penser que c’est bien le cas, et c’est alors une nouvelle illustration de notre sensibilité en crise décrite par le philosophe Baptiste Morizot dans son livre Manières d’être vivant :

« un appauvrissement de ce que pouvons sentir, percevoir, comprendre et tisser à l’égard du vivant. »

Leur connaissance préalable semble aussi nécessaire et incontournable qu’elle est insuffisante pour se sentir humain, pleinement vivant sur Terre. Sur le terrain, au Costa Rica, au plus près des animaux, ces deux jeunes adultes – notamment grâce à un guide qui les conduit à percevoir et les éclaire – vivent une expérience impressionnante. Mais n’est-elle pas aussi décourageante pour le spectateur ? Le Costa Rica s’installe en sanctuaire de 4 % de la biodiversité sur Terre. Faut-il vivre cette expérience réelle de la nature au Costa Rica, qui plus est en bénéficiant d’un accompagnement de ce niveau, pour changer d’attitude et d’état d’esprit ?

Du dessin animalier à la rencontre dans le Metavers

Au début, il y a le dessin. J’ai découvert grâce aux interviews de Vincent Munier, Robert Hainard le dessinateur et sculpteur animalier suisse. Dès le début du XXe siècle, il dessine les animaux et, précurseur, s’engage en activiste écologiste. À ce moment-là, les termes du débat sont en place. En parallèle, la technologie cavale. La photographie apparaît il y a deux siècles environ, le cinéma il y a un peu plus d’un siècle. Et la télévision prend son essor dans la deuxième partie du XXe siècle, où la présence du vivant devient très importante (ainsi l’émission mythique La vie des animaux de l’ORTF des années 60). Mais à la même époque, l’humanité pose une main de fer sur le vivant et le met à son service à grande échelle.

La transformation de l’humanité induite par le numérique arrive ensuite brutalement. En moins de 20 ans, plusieurs milliards de smartphones ont envahi la planète, et ont transformé nos vies. La technologie, écrans en tête, est désormais entre le monde et nous. Ira-t-elle encore plus loin ? Déjà le Metavers vient nommer l’arrivée des mondes virtuels 3D dans nos vies.

La technologie pour créer une rencontre au-delà du « ici et maintenant » ?

Pour le commun des mortels, impossible de vivre le face-à-face, yeux dans les yeux, qu’a vécu Baptiste Morizot lors de sa rencontre avec un loup au cours d’une nuit dans le Vercors. Cette rencontre n’a de sens que si elle est celle de deux êtres libres, chacun dans son monde. Impossible de la « massifier » dans un parc d’attractions.

Mais si notre sensibilité est indispensable pour reconnaître la valeur du vivant et sa fragilité, parviendra-t-on alors à vivre à distance des moments d’une intensité telle qu’ils nous mettront en présence du vivant, corps et âmes, mais sans aller au Costa Rica, sans être à l’affût dans les hauts plateaux tibétains, ni même dans le Vercors ?

J’ai vu La panthère des neiges comme une étape dans cette quête. Vincent Munier et Sylvain Tesson y sont bien plus à l’écran que les animaux. Leur choix semble d’afficher leur présence pour tenter d’installer la nôtre à leur côté.

Effectivement, à travers l’attente, les déconvenues, les échecs, quand les animaux sont là, l’intensité de notre regard est décuplée par cette mise en scène. Certes, nous ne sommes pas hors d’haleine dans le froid avec des ressources comptées. Mais à travers le regard singulier de Vincent Munier, dans les jumelles et les télescopes, nous partageons cet instant inestimable. Jusqu’où ? Parviendrons-nous ainsi à vraiment projeter notre présence ? Cela sera-t-il suffisant pour nous rendre la disparition de la panthère des neiges insupportable, et nous permettre de construire cette nouvelle alliance avec le loup que Baptiste Morizot appelle de ses vœux ?

Des choix artistiques et éthiques

On connaît la réponse du cinéaste Jean Renoir dans Ma vie et mes films en 1974 :

« “Le cinéma est-il un art ?” “Qu’est-ce que cela peut bien vous faire” est ma réponse. Faites des films ou bien faites du jardinage. Ce sont des arts au même titre qu’un poème de Verlaine ou un tableau de Delacroix. Si vos films ou votre jardinage sont bons, c’est que vous pratiquez l’art du jardinage ou du cinéma […] L’art n’est pas un métier, c’est la manière dont on exerce un métier… »

Au sens de Jean Renoir, les photos de Vincent Munier sont celles d’un artiste : singulières, résultats du travail créateur de son auteur, elles parlent manifestement à tous, touchent au cœur de notre humanité. Cette création artistique prend appui sur sa quête sans fin de naturaliste immergé dans la nature et sur des technologies aux performances toujours plus impressionnantes. Et dans la recherche de cette nouvelle rencontre à distance entre les humains et les non humains, cette dimension artistique, dans toute sa singularité, sa fragilité, est essentielle. Vincent Munier n’est ni un reporter animalier, ni un scientifique. La façon dont il partage avec nous ces rencontres impossibles résulte de ses choix personnels, d’abord esthétiques mais aussi éthiques. Le dialogue dans le film avec Sylvain Tesson le souligne.

« Loin des yeux, loin du cœur » ?

Au moment où la crise de la biodiversité s’installe comme un enjeu au moins de l’ampleur de celle du climat, des films comme La des neiges ou Animal, explorent comment nous pourrions changer notre lien au monde vivant non humain. Pour une humanité métamorphosée, majoritairement urbaine et qui doit s’empêcher d’envahir, ce changement ne peut se construire que par des « rencontres en distanciel ». La technologie permettra-t-elle d’installer notre sensibilité au cœur du vivant en créant une nouvelle présence, humaine mais désincarnée ? Je ne le sais pas. Autre paradoxe fascinant : les technologies issues du numérique qui équipent ces nouveaux ambassadeurs, sont à la pointe même de cette société humaine dévastatrice pour la biodiversité.

Joël Chevrier, Professeur de physique, Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Crédit image : Shutterstock / Artush

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